Billet du mardi 6 septembre 2011
Le ministère des mains vides
Iconographie et spiritualité thérésienne
J’écris présentement l’icône de l’Ascension. Aux prises avec la douleur chronique qui m’invalide la moitié du temps, ayant vécu et vivant encore péniblement ce que j’appelle la coupure progressive des amarres qui m’enchaînent à ma vieille terre et m’empêchent d’aller vers le grand large (Ep 4, 22 ; Lc 5, 4), il me semble que cette montée me fait descendre de plus en plus profondément dans la spiritualité thérésienne qui a marqué mes premiers pas dans la foi à l'adolescence, la spiritualité des mains vides.
Chaque coup de pinceau posé sur les minuscules visages, les mains et les
pieds de cette icône, avec les reculs et les corrections inévitables
liés à l’apprentissage continu, constitue une libératrice, mais ô
combien éprouvante école d’humilité.
Cette fois, je me dis que ‘je l’ai’, cette fois je vais pouvoir
réaliser cette forme, cette ligne ou cette lumière rapidement et avec
facilité, mais oups !, je me
cogne le nez sur une difficulté imprévue, tantôt un élément de dessin
non intégré, et Dieu sait s’il y en a !, tantôt une réaction indésirable
de la peinture due à mon usage incorrect de cette matière difficile de
la détrempe à l’œuf, etc.
Parfois, oui, il y a des succès et mon pinceau réussit à rendre
précisément ce que je veux, mais dans tous les cas, mon travail
participe de l’ascèse (du grec
askésis, exercice, discipline, entraînement) et de l’apprentissage.
Quand nous nous entraînons et que nous apprenons, nous sommes
confrontés à notre ignorance, à nos incapacités et à nos limites, tant
en termes de savoir que de pouvoir.
Le manque.
En raison de ces contraintes, j’ai donc dû, une fois encore, réviser
les notions apprises précédemment - éléments de méthode et techniques de
base. Je vis cela avec
impatience car je me sens alors bien loin de l’idéal spirituel visé ou,
plus terre à terre et moins glorieusement, simplement parce que, comme
plusieurs, j’ai hâte d’avoir terminé pour contempler ce que par devers
moi j’appelle ‘mon œuvre’.
‘Tu veux toujours avoir fini avant de commencer !’ me disait ma défunte
mère. Dans mon excitation,
mon plaisir et ma frustration, j’oublie ainsi la grande leçon des
Marches, dont Compostelle est le prototype, à savoir la sainte
relativité du temps et l’importance du chemin et de son mouvement
spirituel, le cheminement.
Le temps ! Par exemple tout
à l’heure j’ai pris une grosse demi-heure avant de réaliser que le
malaise que j’éprouvais devant la main de saint Pierre était dû à un
angle trop large de son minuscule pouce.
Une autre partie de mon (précieux) temps a ensuite été consacré à
chercher pourquoi le visage de la Mère de Dieu était si renfrogné - et
c'est sans compter la nuit qu’il m’a fallu pour faire le lien entre mon
incapacité à déposer les lumières sur le pied de saint André et sa
cause, une toute petite ligne décalée d’un dixième de millimètre.
Et je ne parle ici que de la
vue du problème et non de sa
correction. Ainsi, l’angle
du pouce de saint Pierre, une fois corrigé, s’avère trop fermé après
avoir été trop ouvert.
Décidément ! Encore du temps perdu !
Vraiment ? Je reviens à mon
thème de la pauvreté spirituelle selon Thérèse de Lisieux.
Les mains vides, c’est
le titre de l’ouvrage que Conrad de Meester (1) consacre à la genèse de
son message spirituel, un livre que j’ai lu à mon adolescence et que je
relis bien différemment aujourd’hui, à l’aube de la soixantaine.
En résumant le parcours qui la mènera progressivement à sa Petite
voie d’abandon, l’enfance spirituelle, l’auteur explique comment Thérèse
en viendra en finale à réaliser que sa grande découverte porte sur Dieu
et non sur elle-même.
“C’est évident !”, direz-vous ?
Pas tant que ça. Il
s’agit au contraire d’un radical renversement de paradigme, un
retournement d’ailleurs bien symbolisé par la perspective inversée des
icônes. Thérèse découvre
que l’accent – on pourrait dire, dans notre jargon iconographique, les
derniers rehauts ou ogivkis -
ne porte pas sur Thérèse et sur ses efforts dont elle touche, d’abord
tristement, puis de plus en plus joyeusement la limite humainement
infranchissable, mais sur Dieu, sur la limitation personnelle de Dieu et
la surpuissance de l’Illimité qu’il y manifeste pour l'ouvrir à notre finitude.
Il ne s’agit plus du Dieu courroucé et impatient du jansénisme, ni de
l’abstraction d’une idole construite dans le but de recevoir nos
projections de grandeur, mais du Dieu de la
kénose.
Kénosis est le terme employé par saint Paul en
Ph 2, 6-11 pour
dire Dieu se vidant de lui-même en son Verbe, s’anéantissant par amour au point de
renoncer à la jouissance qu’il a de lui-même et, ce, dans le seul but de
nous faire goûter à son bonheur.
Seul un Dieu vraiment tout-puissant, sur-transcendant, peut ainsi
se quitter sans se perdre, se limiter dans une matière périssable, un
visage humain, celui de Jésus de Nazareth, tout en gardant sa divinité à
toutes les étapes de sa vie terrestre et même jusque dans la mort qu'il a ainsi pu
ressusciter.
En prenant ainsi notre condition fragile et mortelle, l’unique but de
Dieu, nous dit s. Cyrille d’Alexandrie, est de nous donner ce qui est
à lui en échange de ce qui est à nous
◊. Mais encore faut-il
le lui donner ce néant, comme l’appelle Thérèse, auquel nous nous
accrochons si pathétiquement.
Le Dieu de Thérèse est ardemment et passionnément (eh oui !) à la
recherche du plus petit d’entre les siens. Pourquoi cette
inlassable quête divine ? Parce que seule
une petitesse sans borne et
consentie comme telle est capable de recevoir cette immensité.
Mesure pour mesure.
Nos mains évidées et sans fond sont la condition nécessaire et
suffisante pour que Dieu puisse prendre les choses en main, comme dit de
Meester, nous faire enfin avancer en eaux profondes en nous libérant de
nous-mêmes et de la contemplation obsédée du résultat de nos efforts.
Ce faisant, il rend le travail de nos mains à leur véritable fécondité (Ps
90 ;
Lc 17, 10 ;
Mt 20, 1-16).
Sommes-nous là pour écrire nos icônes et en recevoir la gloire en raison
de notre virtuosité ou de notre effort ?
Notre but est-il de créer des prototypes sur lesquels nous ne
craindrions pas d’apposer notre copyright ?
Si tel est le cas, nous sommes loin de la tradition
iconographique qui autorise à signer notre nom seulement au verso de la
planche, et encore !, et en prenant bien soin de mentionner ‘par la main
de’, afin de signifier sans équivoque la source de cette beauté.
Mais attention ! Le respect de cette tradition ne garantit rien
au niveau du cœur profond.
L’ascèse de l’icône ne se réduit pas à une pratique extérieure, mais à
une
métanoïa, une ‘réorientation du désir’ qui engage l’entièreté de
notre incarnation personnelle. (2)
Le ministère des mains, n’est-ce pas littéralement celui dont nous
sommes investis, nous iconographes, ces mains que le prêtre orthodoxe
bénit et consacre quand nous les lui présentons, ouvertes et vides pour
les rendre pleinement disponibles à la Grâce ?
Iconographe et théologienne
(1)
De MEESTER, Conrad.
Les mains vides : le message
spirituel de Thérèse de Lisieux.
Paris :
Cerf, 1973.
(2)
Cf. DAUTAIS, P. La métanoïa, premier pas sur le chemin de la guérison.
Le Chemin, no. 20,
1993 (disponible sur le site des Pages orthodoxes la Transfiguration,
http://www.pagesorthodoxes.net/metanoia/dautais-metanoia.htm).