Billet du mardi 4 octobre 2011
La question du naturalisme dans les icônes
Quand se pointe la question du réalisme dans les
icônes, les iconographes sont souvent confrontés à des messages
contradictoires provenant principalement de la littérature, mais parfois
aussi de sources orales. Comment
s'y retrouver quand un même ouvrage affirme qu'il faut à la fois
transcender le naturalisme tout en se souciant des impératifs de
l'anatomie humaine ? (1)
On dira, d'une part, que l’icône étant au service d’un message spirituel de trans-figuration, elle va au-delà de la figuration proprement dite et, par conséquent, qu'elle est libre des dictats de la beauté naturaliste et surtout des canons de l'esthétique, classique ou non. Cela est juste en partie car le but de l'icône n’est pas de reproduire la nature, mais bien de montrer une dimension du réel – disons : une supra-réalité (2) - qui n’apparaît pas encore directement à nos sens, du moins tels que nous les avons développés jusqu’à présent. On retrouve ici l'idée mise de l'avant par la première épître de saint Jean selon laquelle ce que nous sommes est déjà pleinement réalisé et accessible en Jésus, mais que tout le mystère n'est pas encore entièrement manifesté (1 Jn 3, 2 ◊) car cette plénitude relève de notre participation (Col 1, 24 ◊) . Bref, l'icône est prophétique en ce qu'elle annonce et favorise notre marche humaine vers la Vie éternelle.
D'autre part, les bons ouvrages dédiés aux iconographes insistent aussi sur le respect d’un certain réalisme en référence au mystère de l’Incarnation (de in, dans, et carnation - chair, d'où : ce qui se fait dans la chair). Le but premier de l'icône est de témoigner de cette 'incarnation réelle et non mensongère du Verbe de Dieu', pour le dire avec les termes du horos ◊ de Nicée II de 787. En corollaire, nous célébrons la promesse du Seigneur de nous faire entrer tout entier dans sa gloire - tout entier, c'est-à-dire avec notre humanité , 'corps et âme' et pas seulement en esprit. Cette affirmation repose sur l'idée que nous sommes inséparablement un composé d'esprit et de matière et que cette ontologie n'est pas accidentelle et transitoire, mais permanente. Par conséquent, quand nous écrivons l'icône d'un saint ou d'une sainte, nous disons non seulement que cette personne vit vraiment de la vie divine (théosis), mais qu'elle le fait en restant pleinement humaine, à l'image du Verbe incarné qui est à jamais Dieu et Homme avec les caractères propres de son humanité personnelle. Rappelons le grand enseignement de saint Jean Damascène selon lequel c'est toujours l'aspect humain qui est présentifié sur les icônes et non pas une idée ou une essence, que celle-ci soit humaine ou divine. (3) (4)
C'est donc par respect, d'une part, du corps humain créé bon par Dieu et, d'autre part, du mystère unique du Verbe incarné que notre chair a contemplé et touché aux jours de la vie terrestre de Jésus (Lc 2, 30-32 ◊; I Jn 1, 1 ◊) qu'il est important de ne pas dessiner les corps humains n’importe comment sur les icônes. Dès lors, notre question peut se formuler ainsi : De quelle manière s’y prendre pour respecter ce corps bon, tout en signifiant une finalité qui déborde infiniment la chair telle que nous la connaissons présentement, à savoir la résurrection et l’union pleine et entière à la vie divine qu'elle permettra ? Pour l'iconographe qui écrit/peint les icônes, mais aussi pour l'iconodule qui les vénère et prie avec elles, cette question est vitale. En fait, le langage de l’icône s’est développé au fil des siècles de manière à tenir ensemble, sans opposition ni confusion, les essentiels de cette double appartenance.
Concernant le dessin et les couleurs, les
penseurs de l'icône de l'époque patristique associait le premier à
l'Ancien Testament et les secondes au Nouveau. Le dessin était
l'annonce, la préfigure et le type de ce qui serait accompli par
l'incarnation du Verbe dans la chair.
Le dessin est le
contour d'une image qui ne parviendra à son achèvement d'icône,
c'est-à-dire capable de montrer
la ressemblance, "que par la grâce lumineuse de la couleur".
Cette réflexion nous amène à la question du dessin anatomique et de la part qui lui revient dans notre iconographie. Mes années de travail avec Alexandre Sobolev m'ont enseigné l'importance du dessin académique pour pouvoir produire des icônes belles et 'justes'. Une grande partie de la qualité des icônes nées de sa main repose sur la finesse et la rigueur de son dessin d'observation jumelées à la maîtrise de ce médium particulier qu'est la détrempe à l'oeuf. En ce sens, son académisme ne fait aucun doute. Il s'agit là d'une base hautement nécessaire, vitale même, mais non encore pleinement suffisante. L'autre condition, qui vaut pour le dessin et pour les couleurs qui s'organisent autour de lui, consiste à pouvoir abstraire ce qui suffit pour dire la réalité de ces corps transfigurés que nous amenons en présence. C'est dans ce deuxième volet qu'interviennent les canons (règles) de l'iconographie, tels que développés par l'Église Orthodoxe au cours des siècles en référence aux écrits patristiques méditant le mystère du Salut. Et c'est de là que vient la consigne de mimésis, de copie des prototypes anciens. Ce qui nous est demandé, c'est d'abord d'être fidèle à ce que nos yeux voient, sans renoncer par ailleurs, et c'est la pointe de mon propos, à une étude plus systématique du pourquoi de cette praxis ancestrale. Cela signifie que le primat sera toujours donné à la vérité de la vie spirituelle de l'iconographe au service de la mission de l'icône qui est de faire connaître et aimer Dieu, mais dites-moi pourquoi l'un (la qualité spirituelle) empêcherait-il l'autre (la qualité technique et, plus particulièrement, celle liée à l'art de l'observation de la nature) ?
Au Québec, nous sommes restés dans l'esprit du Refus global ◊ et jetons encore l'enfant - le gros bon sens - avec l'eau du bain - l'académisme sclérosé et l'art au service de l'ordre établi - en privilégiant une pure créativité au détriment de certaines règles de base en dessin. Nous ne réalisons pas à quel point les discours nous conditionnent au niveau de l'inconscient collectif et surtout qu'un discours, au départ marginal et révolutionnaire, impose inévitablement sa dogmatique propre (et, partant, son statu quo) quand il devient dominant (6). Cela dit, dans l'iconographie, la problématique se pose différemment car nous ne célébrons pas la créativité artistique per se, la couleur personnelle de l'artiste-iconographe se manifestant plutôt dans les nuances de son interprétation. En cela, l'iconographe est parent du musicien qui, fidèle à une partition originelle, n'en est pas moins créateur dans le domaine de la sensibilité et de l'intelligence interprétatives. En iconographie, on parlera tout particulièrement d'une forme d'art minimaliste, comme le disait l'iconographe russe Gallia Bitty, un mode de travail qui sait dire 'stop information' car, disait-elle, nous parlons de quelque chose en quoi nous croyons, la résurrection de la chair, tout en ignorant totalement le mode de cette régénération, qui, sans abolir la nature, n'en instaure pas moins un mode d'exister tout à fait inédit (1 Co 15 ◊). Cela dit, pour abstraire ces essentiels dont je parlais dans le paragraphe précédent, pour minimaliser la nature sans la renier (au risque de trahir notre foi en l'Incarnation), encore faut-il en connaître les règles - ce que j'ai appelé 'gros bon sens' en début de paragraphe.
Toutes ces raisons font en sorte que je me propose
de publier graduellement dans le Carnet web de Périchorèse des capsules
techniques présentant certains éléments de 'théologie esthétique', pour
reprendre l'expression du père E. Sendler, c'est-à-dire des
manières spécifiques de traiter les éléments naturalistes dans l'icône en
les mettant en lien avec des éléments concrets, par exemple des
illustrations anatomiques pour le corps, de plis de tissu pour les
vêtements, etc. La première capsule portera sur le cou
◊. Ces
présentations ne remplacent pas la consultation de livres sur les
icônes et sa technique, mais visent surtout à partager mon expérience de
l'iconographie, laquelle est inséparable de ce que je comprends de sa
théologie fondatrice.
Entre autres exemples, dans
JEAN DAMASCÈNE (trad. A-L. Darras-Worm, 1994). Le discours sur les images : Le visage de l'invisible. Paris : Migne.
MONDZAIN, M-J. (1996). Image, icône, économie : les sources byzantines de l'imaginaire contemporain. Paris : Migne (Ordre philosophique), p. 126.
Cette prise de conscience de l'hégémonie de tout discours, quel qu'il soit, sera l'apport du post-structuralisme de Michel Foucault à l'histoire des idées et des pratiques personnelles-sociales qui en découlent. Cf. McCLINTOCK-FULKERSON, M. (1994). Changing the Subject : Women's Discourses and Feminist Theology. Mineapolis : Fortress Press.