Carnet Web
1

Institut Périchorèse - Atelier d'iconographie

 

accueil

La place des émotions dans les icônes

Billet du Carnet web 17 juin 2015 *

 

 

Ce texte a été rédigé par Michèle Lévesque pour le Catalogue de l'exposition collective L'Icône : à la rencontre de l'invisible (1) tenue au Musée des maîtres et artisans du Québec du 16 février au 15 mars 2015 à Montréal.  L'article est reproduit ici avec l’aimable autorisation de la commissaire et organisatrice de l'exposition, madame Nylda Aktouf, iconographe. Les notes explicatives ainsi que la liste des références que l’on trouvera plus bas ont été soumises avec le texte original aux fins de révision et de validation par les éditeurs, mais n'ont pas été publiées dans le Catalogue.      

 

La place des émotions dans les icônes 

 

Pour situer la place des émotions dans les icônes, il faudrait faire une archéologie des discours qui en ont développé le langage et validé les codes au cours des siècles.  Car les icônes ne descendent pas du ciel, même si elles portent par vocation le désir de nous y amener ! (2)

Pour éviter tout anachronisme, il faut se rappeler que ce qui est pensable aujourd’hui ne l’était pas nécessairement à l’époque patristique (IIIe-IXe siècles) au cours de laquelle s’est développée la théologie de l’icône.  On pense entre autres à la révolution féministe ainsi qu’au rôle du cerveau émotionnel pour la prise de décision, la survie et l’harmonie.  La révolution féministe n’a pas seulement libéré les femmes, mais également tout ce qu’elles représentent dans l’imaginaire historique, à commencer par la vie émotionnelle et affective elle-même.   Aucun père de l’Église, aussi génial qu’il fut, n’aurait pu imaginer de telles choses et encore moins en tenir compte dans ses écrits.

Par opposition, c’était surtout la philosophie héritée de Platon qui était accessible aux pères grecs comme point de départ pour élaborer la théologie chrétienne.  La vision de Platon est dite idéaliste car elle dénigre la matière, changeante, périssable et mortelle, en l’opposant à l’idée pure, à l’esprit autosuffisant, parfait en lui-même, distant, immuable et sans passion (pathos).  Dans un tel système, les émotions n’avaient pas vraiment l’opportunité de se faire une place intéressante.

Cette philosophie idéaliste a servi de premier substrat à la théologie chrétienne, incluant celle de l’icône.  On peut donc imaginer le défi titanesque qui fut celui des pères de l’Église pour articuler une vision aussi désincarnée à la nouveauté radicale de l’Incarnation de Dieu - mot qui signifie littéralement ’ce qui se fait dans la chair’.  En partant des catégories, des méthodes et du langage mêmes des philosophes, les pères ont réussi à bâtir une théologie mettant en scène un Divin à ce point sur-transcendant que le fait pour le Verbe de Dieu de devenir homme en prenant chair d’une femme pour sauver le monde ne lui enlevait rien de sa divinité.  Ils sont allés plus loin encore dans l’autre versant de leur théorie en soutenant que Jésus-Christ, en ressuscitant d’entre les morts pour retourner à Dieu dans la gloire, n’a rien perdu de son humanité – et donc de son corps incluant ses émotions -, mais qu’au contraire il l’a fait entrer en sa personne dans la divinité elle-même.  Transfiguré, certes, et passé à un autre niveau, oui, mais un corps réel néanmoins, quoiqu’on mette d’autre sous ce vocable, car l’humain est inséparable de sa corporéité.   Rien n’est aboli, mais tout est renouvelé en Dieu.  Ce dogme de foi sur les deux natures du Christ cohabitant à jamais sans opposition et sans confusion a été statué définitivement au Concile de Chalcédoine en 451.

La grande tradition de l’icône constitue l’aboutissement logique - on pourrait même dire : l’incarnation concrète - de cette grande théologie de l’Incarnation.  Elle est née officiellement lors du concile de Nicée II de 787, appelé le Concile des images.  Dans une déclaration solennelle (horos, en grec), Nicée II n’hésite pas à identifier les Évangiles et les Icônes car du fait qu’elles « renvoient mutuellement l’une à l’autre », elles « ont de toute évidence la même signification l’une que l’autre. » (3).  Ce rapprochement très audacieux entre image et parole divines authentifie sans équivoque la valeur du corps et des sens, de la matière et de la chair – et donc aussi des émotions - pour la vie d’union avec Dieu.  Une profonde révolution, tant pour la pensée grecque qu’en regard de l’Ancien Testament pour qui l’écoute était considérée comme supérieure au regard et la parole moins dangereuse que l’image, celle-ci étant le plus souvent associée aux idoles.  Le Horos précise également le cadre du travail de l’iconographe de qui « dépend seulement l’aspect technique de l’œuvre », tandis que « tout son plan, sa disposition, sa composition appartiennent et dépendent d’une manière très claire des saints pères ». (4)  Le père Sendler, iconographe et théologien, résume : « Au lieu d'être d'abord le fruit d'une intuition, l'icône est le fruit d'une tradition : avant même d'être peinte, elle est une œuvre longuement méditée, patiemment élaborée par des générations de peintres.  Aussi l'icône d'un maître est comme sous-tendue par une structure qui la conditionne et dans laquelle chaque élément trouve sa place. » (5)

* * *

L’icône est donc d’abord une catéchèse et un kérygme, un enseignement et une proclamation de foi.  Mais, elle est tout autant un art dont l’iconographe est l’artiste - Comment alors l’émotion pourrait-elle en être absente ?  Elle est au contraire omniprésente, tant celles des saintes personnes dont l’iconographe peint et écrit l’image, que la sienne propre.  On parlera toutefois d’une émotion contenue.  Il ne s’agit pas de refoulement, mais de discrétion pour ne pas interférer dans la relation de prière dont l’icône se fait médiatrice.  Cela explique la sobriété des icônes et leur apparente neutralité.  Si l’iconographe signe son icône derrière la planche de bois et non devant, c’est pour laisser toute la place à la relation d’amour entre le Dieu trinitaire révélé par Jésus et la personne qui prie avec l’image sacrée.  Et si l’iconographie ne se sert pas de l’icône pour exposer sa vie émotionnelle, c’est pour la même raison.  Elle y demeure pourtant, inscrite dans la chair vive de l’icône en un filigrane aussi indélébile qu’il est discret.

 

Michèle Lévesque

Théologienne et iconographe

* Rédaction originale pour le Catalogue de l’exposition : 30 novembre 2014.  Publication autorisée sur le site internet de l’institut Périchorèse et sur le site personnel de Michèle Lévesque : 17 juin 2015.




Notes et références

(1) Catalogue de l'exposition "L’icône : à la rencontre de l’invisible', Musée des maîtres et artisans du Québec, Montréal, du 19 février au 15 mars 2015, dépôt légal 3e trimestre 2015, ISBN 978-2-92237-61.  L'article "La place des émotions dans les icônes" est aux pages 58-59.     

(2) L’archéologie des savoirs est un concept élaboré par Michel Foucault pour désigner l’exercice visant à « dégager les conditions d’apparitions d’un discours, ses fondations. »  Le discours est défini ici non comme une opinion, mais comme le corps de connaissance « qui s’insère dans des cadres de pensées propres à une époque. »  (Bagault, Céline et Héloïse Lhérété. “Abécédaire.”  Sciences Humaines, Hors-Série spécial n° 19, mai-juin 2014, p. 98-99).  Dit autrement, nul ne peut produire de la connaissance en dehors du paradigme (épistémè) qui domine à une époque donnée, ce qui ne signifie aucunement s’y enfermer.

(3) Schönborn, Christoph.  « La définition de foi du deuxième concile de Nicée’ (trad. à partir de Mansi, 13). Dans : L’icône du Christ : fondements élaborés entre le 1er et le IIe concile de Nicée (325-787), Fribourg : Éd. Univ. De Fribourg, 2e éd., 1976, p. 143.

(4) Idem.

(5) Sendler, Igor. [Titre de l’article non connu]. Magazine d'information Spirituelle et de Solidarité Internationale (Missi), no 394, avril 1976, cité par s. Denise Rioux dans Les Objectifs du Regroupement Iconographes-Iconophiles, 1ère éd. 1995, p. 2.